Chapitre 8

Huit heures trente. Heure de pointe. La ruée du lundi matin. Les passagers du métro sont plongés dans leurs journaux et leurs romans ; d’autres dorment ou somnolent ; bavardent ou réfléchissent ; assis ou debout. Il y a même, de temps à autre, un éclat de rire. Des aides-comptables au coude à coude avec des directeurs financiers ; des dactylos avec des mannequins ; des femmes de ménage avec des cadres supérieurs ; des archivistes avec des perfos ; des Noirs avec des Blancs. Les hommes examinent ouvertement ou secrètement les jambes des femmes ; les femmes soutiennent leur regard ou font semblant de n’avoir rien remarqué. Les esprits sont pleins de souvenirs de week-end, presque vides.

Jenny Cooper, assise, lisait le courrier du cœur d’un magazine féminin, souriant parfois aux situations ridicules dans lesquelles certaines femmes semblent se faire une spécialité de toujours se retrouver. Certaines réponses la faisaient rire, elles aussi. Elle continua de feuilleter distraitement son hebdomadaire, sans s’intéresser aux mots imprimés, mais laissant errer son esprit sur les souvenirs de la soirée de samedi. Elle était impatiente d’arriver au boulot pour raconter tout ça à ses copines, leur parler du garçon formidable qui l’avait raccompagnée chez elle  – surtout Marion, qui collectionnait les flirts et n’en laissait jamais rien ignorer. Jenny se trouvait un peu quelconque ; ses yeux étaient trop petits et un peu trop rapprochés, son nez un tout petit peu trop long. Mais elle avait de jolies jambes ; allongées, ni trop minces ni trop grosses. Et ses cheveux étaient toujours bien soignés. Jolies boucles, jolie couleur. Et son visage était assez agréable, à condition qu’elle ne sourie pas trop largement. En tout cas, elle plaisait vraiment à ce garçon  – il le lui avait dit. Elle avait déjà eu des flirts mais aucun n’avait été comparable à ceux de Marion. C’était des garçons qu’elle aimait bien mais dont elle avait toujours un peu honte, en public. Celui-là était différent. Il était au moins aussi beau que les plus beaux que Marion ait eus. Et il lui avait demandé si elle voulait bien sortir avec lui ! Ce soir même. Pour aller au ciné. Elle mourait d’impatience de pouvoir le montrer à ses copines ; Marion en serait verte.

Assise à côté de Jenny, Violet Melray lisait un roman historique. Elle se projetait toujours totalement dans ce genre d’aventure, connaissant exactement les sentiments de l’héroïne, souffrant avec elle, connaissant ses angoisses, ses joies, son bonheur. Devant les exploits chevaleresques du héros, devant l’exquise délicatesse dont il faisait preuve à l’égard de la pure, tendre et douce héroïne, elle soupirait. Elle se souvenait des années où George lui faisait la cour. Comme il s’était montré romantique, alors... Arrivant toujours avec des fleurs, des cadeaux, des poèmes. Toujours plein d’attentions charmantes. Mais aujourd’hui, seize ans et trois enfants après... Il lui passait plus volontiers la main dans le dos qu’il ne lui prenait le menton. C’était un brave homme, certes, elle le savait, très simple, mais très doux.

Il avait su se montrer un bon mari pour elle et un bon père pour les enfants, toujours fidèle, toujours patient. Leur amour s’était adouci avec les années sans s’envoler en fumée comme cela semble arriver à tant de couples. Mais si seulement il avait pu être un peu moins raisonnable. A chaque situation nouvelle, il faisait face avec logique plutôt qu’avec émotion ; l’émotion était toujours soigneusement mesurée, jamais on ne lui donnait libre cours. S’il pouvait la surprendre une fois. Faire quelque chose d’étonnant ; la tromper, non, mais ne serait-ce que jeter les yeux sur une autre femme. Perdre de l’argent aux courses, rentrer ivre un soir. Ou donner un bon coup de poing dans la figure de son frère Albert ! Mais non, elle n’arriverait jamais à le changer. Ce n’était pas sa faute à lui si elle avait parfois soif d’aventures romanesques, de pittoresque, d’imprévu. A quarante-deux ans, elle aurait dû surmonter ce penchant depuis longtemps. Maintenant que les enfants allaient à l’école et n’avaient plus guère besoin d’elle, son unique exutoire était l’emploi à mi-temps qu’elle occupait dans une compagnie d’assurances. Les hommes y étaient assez sinistres mais les filles du bureau l’amusaient. Ca l’occupait, en tout cas. Et elle avait assez à faire, le reste du temps, avec son mari et ses enfants. Elle se répéta qu’elle ne devait pas oublier d’aller chez le libraire, à midi, pour acheter un nouveau roman.

Henry Sutton se raccrocha à la barre tandis que le train prenait un virage assez sec dans un tunnel en courbe. Il essayait de lire son journal plié en quatre mais, chaque fois qu’il le dépliait pour tourner une page, il était sur le point de perdre l’équilibre. Il finit par renoncer à cet exercice désagréable. Il regarda la femme qui était assise devant lui, plongée dans la lecture d’un livre, et se demanda à quelle station elle descendait. Elle en avait sûrement pour un bout de temps : les lecteurs de livres effectuaient en général de longs parcours. Aurait-il plus de chance avec la jeune fille assise à côté d’elle ? Non. Une employée de bureau. Ne descendrait pas avant la City, ou le West End, et nous ne sommes pas encore à Stepney Green. Avec les années, Sutton était devenu un expert à ce genre de petit jeu. Ca marchait encore mieux le soir que le matin. Il savait se placer devant la personne qui descendrait bientôt. Vingt ans de service chez un avoué assez bien installé lui en avaient beaucoup appris sur les gens. Sa vie était régulière  – rien de bien excitant, un petit cas scandaleux par-ci par-là  – les jours se suivaient et se ressemblaient. Jamais de meurtre, de viol ou de chantage  – surtout des divorces, des abus de confiance, des opérations immobilières. Le truc solide. Monotone pour la plupart, parfois franchement sinistre. La sécurité. Il était heureux d’être resté célibataire, sans avoir à se soucier des enfants, des voisins, de l’école, des vacances. Il vivait comme bon lui semblait. Encore qu’il n’avait pas grand-chose à faire. Il jugeait bon de vivre dans une certaine réserve pour ne pas se laisser mêler aux histoires des gens. Son travail lui fournissait son content de ce genre de choses  – encore qu’il se gardât bien de jamais s’intéresser à une affaire d’un point de vue personnel et sentimental. Le chœur de sa paroisse constituait l’unique activité sociale à laquelle il participait avec joie  – répétitions une fois par semaine et chant le dimanche matin. Il y allait de tout son cœur, c’était la seule forme d’exhibitionnisme qu’il se permît.

Soulevant ses lunettes, il se massa les ailes du nez. Les lundis n’étaient ni pires ni plus agréables que les autres jours de la semaine pour Henry Sutton.

Le train accusa soudain une secousse et s’arrêta dans un grand crissement de roues ; surpris et confus, Henry Sutton se retrouva sur les genoux de Violet Melray et Jenny Cooper.

— Ex-excusez-moi ! bégaya-t-il en se relevant, rouge de confusion.

La même mésaventure était arrivée à bon nombre de voyageurs qui se relevaient maintenant, qui riant, qui protestant avec colère.

— Et voilà ! Encore vingt minutes de retard ! annonça à haute voix un petit malin.

Il se trompait. Debout ou assis, les passagers attendirent quarante minutes, essayant de comprendre ce que le conducteur et le chef de train se racontaient en vociférant. Se trouvant dans le wagon de tête, Jenny, Violet et Henry entendirent la presque totalité de la conversation. Le conducteur avait aperçu quelque chose sur la voie, il ne savait pas exactement quoi, mais quelque chose ou quelqu’un d’assez grand. Il avait freiné à mort et coupé le courant. S’étant dit que, homme ou animal, la chose avait probablement été tuée dans le choc avec le train, il avait décidé de repartir et d’envoyer une équipe de secours puisqu’il ne pouvait pas faire grand-chose d’autre. Mais alors impossible de remettre le jus. Plus de courant. Est-ce que la chose avait endommagé le train  – ça lui semblait douteux. Alors ? Un câble défectueux, peut-être ? On lui avait déjà raconté des histoires de câble rongé par les rats.

Il était alors entré en contact avec le centre de contrôle qui lui avait conseillé de patienter un moment, pendant que la panne était localisée puis réparée. Mais l’odeur de fumée le décida à l’action. Les passagers se rendirent compte que quelque chose brûlait en même temps que lui et commencèrent à s’agiter.

Stepney Green, la station suivante, n’était plus guère éloignée ; il décida donc de faire descendre ses passagers dans le tunnel. Les passagers étaient très nombreux et ce serait une opération assez dangereuse. Moins toutefois qu’une panique à l’intérieur des wagons. Des éclats de voix surexcitées lui parvenaient déjà du premier wagon. Il annonça ses intentions au chef de train et ouvrit la porte de communication, des visages anxieux se tendirent vers lui.

— Tout va bien, leur assura-t-il avec une confiance jouée. Un petit pépin, c’est tout. Nous allons longer le tunnel jusqu’à la prochaine. Ce n’est pas très loin et il n’y a plus de courant dans le rail.

— Mais ça sent le brûlé, lui indiqua un homme d’affaires assez inquiet.

— Ce n’est pas un problème, monsieur. Ce sera vite réparé, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. — Il se dirigea vers l’extrémité du wagon. — Je m’en vais prévenir les autres passagers et je reviendrai pour vous guider le long du tunnel.

Il s’engouffra dans le wagon suivant, abandonnant les voyageurs à un silence plein d’appréhension.

Quelques instants plus tard, ils entendirent un hurlement suivi de plusieurs cris d’alarme. La porte de communication s’ouvrit à la volée et d’autres voyageurs se déversèrent à l’intérieur du wagon, tentant de se frayer un passage parmi la foule. L’odeur de brûlé les suivait de près. L’hystérie se répandit plus vite encore que le feu qui en était la cause.

Henry Sutton se retrouva sur les genoux des deux femmes.

— Mon Dieu, mon Dieu ! marmonna-t-il en retenant ses lunettes qui avaient glissé sur le bout de son nez.

Cette fois-ci, la foule l’empêcha de se dégager et de soulager les deux femmes. Ils furent contraints de rester quasiment enlacés, tandis que des hommes et des femmes se frayaient un chemin autour d’eux, terrorisés par la fumée dont les volutes envahissaient maintenant le wagon. Des empoignades opposaient des fuyards à ceux qui leur bloquaient le chemin. Tout le long du train, on commençait à forcer des portes, et les voyageurs se jetaient dans le tunnel noir, certains s’assommant contre le mur pour finir piétinés par ceux qui les suivaient.

Violet essayait de respirer sous le petit employé qui l’écrasait tandis que Jenny se débattait pour tenter de se dégager.

— Je suis absolument navré, mesdames, s’excusa-t-il, totalement incapable de bouger. Si... Si nous savons garder notre calme, je pense que la foule ne tardera pas à s’éclaircir et que nous pourrons sortir sans problème. Nous avons tout le temps.

Bizarrement, Henry se sentait parfaitement calme. Il s’étonnait lui-même d’une telle maîtrise de soi chez un être si peu coutumier de l’aventure. Il s’était souvent demandé s’il saurait faire preuve de courage dans une situation dramatique et voilà qu’entouré de gens qui hurlaient, se bousculaient en proie à la plus vive panique, son propre sang-froid le surprenait. Il était très satisfait.

La voiture commençait à se vider ; la plupart des gens s’étant précipités par les portières pour échapper à la fumée.

— Ah, je crois que je vais pouvoir me remettre debout. — Il se remit sur pied et tendit la main pour aider la femme et la jeune fille à en faire autant. — Je pense que nous ferions bien de rester ensemble, mesdames. Quand nous serons dans le tunnel, nous nous tiendrons par la main et nous tenterons de nous guider sur le mur. J’ouvrirai la route, allons-y.

Il conduisit les deux voyageuses terrorisées vers l’avant du wagon. Soudain, les hurlements redoublèrent. Dans l’obscurité du tunnel, éclairées par les lumières du train, ils aperçurent des silhouettes qui se débattaient. Il y avait tant de visages, dehors, qu’ils ne comprirent pas très bien ce qui se passait. Henry eut, l’espace d’un éclair, la vision d’un homme en chapeau melon qui disparut à sa vue derrière la fenêtre, quelque chose de noir sur le visage. En atteignant la porte restée ouverte de la cabine du « machiniste » - en jargon administratif  – ils comprirent que des gens se battaient pour essayer de remonter dans le train mais se heurtaient à ceux qui tentaient toujours d’en descendre.

Henry et ses deux compagnes pénétrèrent dans la cabine obscure et déserte.

— Voyons, voyons, dit Henry qui se parlait plutôt à lui-même, il devrait y avoir une torche ou une lanterne quelque part par ici. Ah, exactement ce que je cherchais.

Il tendit la main et s’empara d’une longue torche gainée de caoutchouc rangée dans un coin. Un bruit soudain lui fit jeter les yeux vers la porte ouverte du conducteur. Quelque chose de noir se tenait tapi là. Il alluma la torche et dirigea le rayon lumineux dans cette direction. Jenny poussa un hurlement en apercevant deux yeux mauvais qui reluisaient. Aussitôt, sans bien comprendre ce qu’il faisait, Henry lança son pied en avant, atteignant le rat à la tête et l’envoyant dinguer dans le tunnel.

— C’est l’un de ces gros rats noirs dont parlaient les journaux ! cria Violet, horrifiée.

Jenny éclata en sanglots, enfouissant sa tête dans l’épaule de son aînée. Henry dirigea sa torche vers l’obscurité du tunnel et resta hébété de la scène qu’il aperçut. Dans l’espace confiné, des hommes et des femmes couraient en tous sens, se battaient, tombaient, au milieu de centaines de rats qui se livraient à une épouvantable sarabande, bondissant, déchirant, leur soif de sang atteignant à la frénésie. Il ferma rapidement la porte et tourna ses regards vers l’arrière du wagon. Il vit que les rats avaient réussi à pénétrer dans le train et attaquaient les passagers qui n’avaient pas eu le temps d’en descendre et ceux qui avaient réussi à y remonter. Il claqua la porte de communication et éteignit sa torche.

Il tremblait légèrement mais parvint à dominer le tremblement de sa voix.

— Le mieux que nous ayons à faire est de rester tranquilles ici un moment.

Ils sursautèrent tous les trois quand ils entendirent quelque chose heurter la porte. Jenny se mit à geindre à haute voix, Violet faisant de son mieux pour la calmer.

— Tout va bien, ma petite, ils ne peuvent pas entrer ici.

— Mais il ne faut pas faire le moindre bruit, ajouta Henry avec douceur. Il ne faut pas qu’ils nous entendent. Je pense que j’ai cassé les reins de celui qui était là ; aucun risque de ce côté-là. Je propose que nous nous baissions et que nous nous tenions aussi tranquilles que possible.

Il aida la jeune fille qui sanglotait et dont le corps était parcouru de frissons spasmodiques à s’asseoir à côté de Violet. Puis il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il regretta aussitôt de l’avoir fait. Dans son esprit se grava une image dont il sut qu’il ne l’oublierait jamais aussi longtemps qu’il  – il préféra écarter aussitôt cette idée de vie et de mort. Ce qu’il avait vu était un cauchemar, une scène de l’enfer. Des membres sanglants, des visages mutilés, des corps éventrés. Juste en face de lui, le dos au mur, se tenait un homme dont les yeux sans vie semblaient rivés sur les siens, il se tenait là, raide, tandis que trois ou quatre rats se repaissaient de ses jambes nues. Une grosse femme, entièrement nue, poussait des cris pitoyables en essayant de se débarrasser des rats qui s’accrochaient à ses seins considérables. Un jeune homme de dix-huit ans cherchait à gagner le toit des wagons en grimpant pieds au mur et dos appuyé contre la paroi des voitures. Un énorme rat grimpa le long du mur et lui sauta dessus, le faisant retomber sur le sol. L’air était plein de hurlements. Des appels au secours lui martelaient la cervelle. Tout cela dans la demi-obscurité qui régnait aux alentours immédiats du train, par opposition aux ténèbres du tunnel, comme si toute la scène se fût passée dans les limbes. Et partout, grouillant, les créatures à fourrure noire, grimpant le long des murs, bondissant, courant, ne cessant de s’agiter que pour se gorger de chair et de sang, quand leurs victimes cessaient de se débattre.

Henry tomba à genoux et fit le signe de croix.

Il tressauta quand une main se posa sur son épaule.

— Qu’est-ce que nous allons faire ? lui demanda Violet cherchant à distinguer ses traits dans l’obscurité.

Il s’efforça de chasser l’épouvantable scène de son esprit.

— Attendons un peu...pour voir ce qui va se passer. Ils finiront bien par envoyer quelqu’un dans le tunnel, aux renseignements. Ca ne devrait plus être long, maintenant...

Il tendit la main vers celle de Violet et la tapota doucement. Secrètement, il commençait à jouir de la dépendance de cette femme. Jusqu’alors, le sexe faible l’avait surtout intimidé, et voilà que, dans ce chaos, il découvrait un autre aspect de sa timide nature. Un sentiment de fierté commença à diluer sa peur.

Soudain, les hurlements cessèrent. Ils restèrent immobiles quelques instants, l’oreille tendue. Puis ils entendirent les gémissements. D’abord un seul, semblait-il, puis tout un chœur plaintif. Le tunnel entier s’emplit de sanglots, de plaintes, d’appels à l’aide. Mais plus de hurlements. Comme si ces gens au corps mutilé, navré, savaient que rien de plus ne pouvait leur arriver. L’irréparable horreur ayant été perpétrée, il ne leur restait plus qu’à vivre ou mourir.

Henry se redressa et regarda par la fenêtre. Il aperçut un ou deux corps étendus à proximité, l’obscurité dérobant tout le reste.

— J’ai l’impression qu’ils sont partis. — Il se retourna vers les deux femmes. — Je ne vois plus trace de leur présence.

Violet se mit à genoux et risqua un coup d’œil à l’extérieur.

— Mais... Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous voyez cette lueur rouge ?

Henry se leva d’un bond.

— Bien sûr ! L’incendie ! Il doit s’étendre. Il aura effrayé les rats. Il faut sortir.

— Non ! hurla Jenny. On ne peut pas sortir ! Ils nous guettent.

— Mais on ne peut pas non plus rester ici, lui expliqua-t-il, non sans douceur. Ecoutez, je crois vraiment qu’ils sont partis. Je vais sortir le premier pour voir, et puis je reviendrai vous chercher, d’accord ?

— Ne nous laissez pas !

Violet s’accrochait à son bras. Il lui sourit, son visage maintenant éclairé par la lueur de l’incendie. C’était une très belle femme. Mariée, sans doute. Et avec des enfants. Ne daignerait pas me regarder en temps normal. Dommage !

— Très bien, nous y allons tous ensemble.

— Non, non ! Je n’irai pas ! Je ne veux pas !

Jenny se rencognait dans l’angle opposé de la cabine.

— Il le faut, mon petit. Vous n’allez pas tarder à périr asphyxiée si vous restez ici. — Et, de fait, la fumée s’épaississait. — Nous serons en sécurité, dehors, je vous le garantis. — Il tendit les mains et la força à se mettre debout, avec l’aide de Violet. — Quand nous serons dehors, je vous interdis formellement de regarder autour de vous. Contentez-vous de me suivre, en regardant droit devant vous. S’il vous plaît, faites-moi confiance.

Ouvrant la porte avec précaution, il dirigea sa torche dans le tunnel, geste que rendait presque superflu, maintenant, la lueur de l’incendie, quelque part vers l’arrière du train. Aussi loin qu’il pouvait voir, des corps s’allongeaient sur les voies, certains bougeant encore faiblement, d’autres rampant, d’autres enfin, le plus grand nombre, parfaitement immobiles. Il crut apercevoir de petites silhouettes se déplaçant çà et là de l’un à l’autre, mais fut incapable de décider s’il s’agissait d’une illusion due à la lumière tremblotante.

— En route, mesdames ! Souvenez-vous de ce que j’ai dit, regardez droit devant vous. Nous ne devons nous arrêter à aucun prix— rien ni personne, vous m’entendez, ne doit nous arrêter, sous aucun prétexte.

Malgré sa compassion naturelle il savait parfaitement qu’il serait inutile  – et fatal pour eux  – de tenter de porter secours à quiconque. Les blessés attendraient les équipes de secours.

Il descendit et tendit les bras pour aider la jeune fille qui tremblait de tous ses membres sans pouvoir s’arrêter. Il lui parla doucement, la tançant tendrement, cherchant à détendre un peu ses nerfs noués. Violet lui sourit, elle aussi avait peur, mais elle remettait volontiers sa vie entre les mains de ce petit bonhomme si bon. Ils partirent de l’avant, courbés pour échapper aux volutes de fumée qui occupaient la partie supérieure du tunnel. Henry allait d’abord, puis la jeune fille, le visage appuyé contre son dos, Violet sur leurs talons, les bras passés autour des hanches de Jenny.

Ils allaient en trébuchant, s’efforçant d’ignorer les gémissements, les humbles appels au secours. Henry sentit une main se crisper faiblement sur une jambe de son pantalon mais son pas suivant la décrocha. Il savait qu’il n’était pas question pour lui de s’arrêter, la vie de la jeune fille et de la femme en dépendait. Il reviendrait avec les équipes de secours. Son devoir, pour le moment, était de les en sortir, lui compris, pour donner l’alerte à la station. Il entendit un cri aigu et sentit quelque chose de mou s’agiter sous son pied. Le rayon de sa torche lui révéla un rat qui lui lançait des regards furieux. Il en vit d’autres, tout autour  – mais ceux-ci étaient différents des premiers qu’il avait vu, plus petits. Normaux. Hideux  – mais normaux. Il lui envoya un coup de pied et l’animal s’enfuit, tandis qu’un autre se précipitait et plantait ses dents dans une jambe de son pantalon.

Fort heureusement, il n’accrocha que le tissu, et Henry put s’en débarrasser en levant la jambe le long du mur. Son pied s’abattit sur le rongeur qui était retombé, et il frémit intérieurement en sentant craquer la petite colonne vertébrale.

Jenny poussa un nouveau hurlement.

— Ca va, ça va, s’empressa-t-il de lui dire. Ce ne sont que des rats ordinaires. Ils sont dangereux mais ce n’est rien de comparable aux gros. Ils ont probablement encore plus peur de nous que nous d’eux.

A travers sa frayeur, Violet sentit l’admiration la gonfler pour le petit bout d’homme. Elle l’avait à peine aperçu, tout à l’heure, dans le métro  – bien sûr. C’était le genre de type qui n’attirait pas l’attention, sur lequel on ne se posait jamais de questions. Mais ici, dans cet endroit d’épouvante, comme il se montrait brave ! Il l’arrachait à cette horreur, la sauvait du carnage. Elle et la jeune fille  – bien sûr, et la jeune fille  – mais, quel courage !

Quand Henry avait tué le rat, Jenny n’avait pu faire autrement que de regarder autour d’elle. Ce qu’elle vit lui souleva le cœur. Elle s’adossa au mur et vomit, elle aurait voulu se laisser tomber par terre mais la femme l’en empêchait, la soutenant de force. Pourquoi cet homme lui interdisait-il de regagner la cabine où elle serait en sécurité ? Elle essaya d’en reprendre la direction en titubant mais il la retint par le bras.

— Non, par ici, mon petit. Il n’y en a plus pour longtemps.

Ils reprirent leur progression trébuchante et virent des rats qui se repaissaient du corps d’hommes et de femmes, des gens qui étaient partis pour le boulot, prêts à affronter un nouveau lundi semblable aux autres, l’esprit plein de petites peines et de petites joies ordinaires, à mille lieues de penser qu’ils rencontreraient la mort ce jour-là. Ils poursuivirent leur chemin, suffoqués par la fumée, trébuchant à chaque pas, se soutenant les uns les autres, sans jamais s’arrêter jusqu’à ce qu’ils aient fini par laisser le dernier cadavre, le dernier corps mutilé dans leur dos. Tout à coup, Henry s’immobilisa brusquement et les deux femmes se heurtèrent à lui.

— Que se passe-t-il ? demanda anxieusement la plus âgée.

— Là, devant. Il y a quelque chose. J’ai aperçu quelque chose de brillant.

Il suivit le rail argenté du rayon de sa torche jusqu’à quatre formes sombres. Quatre rats gigantesques. Qui les attendaient. Tapis dans l’obscurité, ils les attendaient. Pendant quelques instants, les deux groupes se figèrent dans une contemplation mutuelle et totalement immobile. Puis les humains commencèrent à reculer très lentement. Les rats continuaient de les regarder fixement. Henry entendit une exclamation étouffée dans son dos et la main de Violet resserra son étreinte sur son bras.

— Derrière nous. Il y en a d’autres ! parvint-elle à articuler.

Il fit volte-face et les aperçut. Ils étaient deux. Ils avançaient sur eux d’un pas décidé. Il comprit qu’ils étaient pris au piège. Les quatre autres s’étaient également mis en marche, les muscles du dos tendus, prêts à bondir. « J’aurais peut-être une chance tout seul, pensa-t-il. En sautant par-dessus ceux-là et en courant de toutes mes forces. La jeune fille et la femme n’en seraient pas capables  – mais, tout seul, j’aurais peut-être une chance. »

— Dos au mur, mesdames ! — Il les poussa contre le mur, chassant de son esprit les idées de fuite qui l’assaillaient. — Restez bien à l’abri derrière moi et s’ils essayent de me contourner, donnez-leur des coups de pied, de toutes vos forces !

Il retira sa veste et l’enroula autour de son bras, sans cesser de braquer le rayon de sa torche sur les rats qui se rassemblaient devant lui. La jeune fille tourna son visage vers le mur, tandis que la femme commençait à pleurer en appelant ses enfants. Un rat s’avança, son regard glaçant soutenant celui de Henry.

Il y eut des éclairs lumineux dans le tunnel. Ils entendirent des éclats de voix. Des pas. D’autres lumières. Le tunnel entier s’illumina, tandis que les pas et les voix se rapprochaient.

Les rats et les trois êtres humains regardèrent ensemble dans la direction des bruits et des lumières, sans bouger. Un bruit furtif ramena les regards de Henry sur les rats à temps pour qu’il les vît disparaître à l’autre extrémité du tunnel. Tous, sauf un. Celui qui s’était le plus approché était toujours là à l’examiner froidement. Il ne bougeait pas, ne paraissait pas le moins du monde effrayé. Un froid glacial transperça le petit clerc jusqu’au cœur. La terreur le paralysa. D’un air presque méprisant, le grand rat tourna la tête vers les hommes qui s’approchaient, regarda Henry une dernière fois, puis s’enfuit.

— Par ici, par ici ! lança Henry.

Ils furent bientôt entourés d’uniformes policiers et employés du métro. Henry les mit au courant et ils ouvrirent des yeux ronds, manifestement incrédules.

— Voyons, monsieur, des rats ne pourraient jamais  – n’oseraient jamais  – attaquer tout un train de voyageurs ! protesta un brigadier en secouant la tête. Géants ou pas, ils ne pourraient pas entrer dans les voitures. C’est la fumée, les émanations qui vous auront tourné la tête.

Violet Melray bouscula le petit clerc d’avoué pour venir faire face au policier en criant avec colère :

— Vous n’avez qu’à y aller voir, si vous êtes si malin ! — Puis, se tournant vers Henry, elle lui prit la main et se radoucit : — Merci, merci de nous avoir aidées.

Henry rougît et baissa les yeux.

— Ouais, bon, ben très bien, dit le brigadier. Nous continuons, deux hommes vont vous raccompagner jusqu’à la station.

— Pas moi, dit Henry. Je retourne avec vous. Vous allez avoir besoin de toute l’aide que vous pourrez trouver. — Il regarda la femme qui n’avait pas desserré son étreinte. — Au revoir. Nous nous reverrons.

Avant qu’il ait pu retirer sa main de la sienne, elle s’avança et lui déposa un baiser sur la joue.

— Au revoir, chuchota-t-elle.

Les Rats
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